Le Téléphone Sonne : la biodiversité



Invités :

- M. Robert Barbault, Professeur à l'Université Paris VI, Directeur du département d'écologie et de gestion de la biodiversité au Muséum de Paris, coauteur avec Jacques Weber de "La vie, quelle entreprise ! Pour une révolution écologique de l'économie" aux Éditions du Seuil, Collection Science ouverte

- M. Jacques Weber, Économiste et anthropologue, Directeur de recherche au CIRAD (Centre de Coopération Internationale en Recherches Agronomiques pour le Développement) et Professeur à l'EHESS (École des Hautes Études en Sciences Sociales)



Riche début d’émission puisque les deux invités y ont fait d’intéressantes réflexions sur le risque de marchandisation de la nature et ont évoqué aussi cette dérive de notre économie dont la croissance se fait par destruction du patrimoine naturel sans qu’aucune comptabilité n’en tienne compte. « La nature ne coûte rien » a dit l’un deux, en effet c’est un élément essentiel du problème (on retrouve ici les thèmes développés par M. Jean-Marc Jancovici qui, avec d’autres, déplore une économie uniquement soucieuse de comptabiliser les flux et non les variations de stocks).

Puis, selon le principe du Téléphone Sonne l’animateur a donné la parole à ses auditeurs ou a retransmis les questions qu’ils avaient posées.

Certains d’entre eux ont fait part d'un lien éventuel entre l’écroulement de la biodiversité et la croissance démographique.

M. Bedouet a très honnêtement souligné la fréquence de cette préoccupation et a d’ailleurs pris la peine de rappeler que la même inquiétude était également apparue lors d’une précédente émission qui portait sur la faim dans le monde (le 13 octobre) que nous avions d’ailleurs commentée (lien).

Hélas, côté réponse, ce fut "bis repetita" : l’inquiétude d’un mail d'auditeur au sujet de la surpopulation fut balayée. Les intervenants nous firent comprendre combien ce type d’analyse était simpliste.

A leurs yeux, même s’ils en « comprennent le ressenti », les personnes angoissées par l’explosion démographique sont supposées ne pas connaître la démographie. Elles ignorent la baisse tendancielle des taux de natalité et l’extension progressive du phénomène dit de transition démographique. Elles ne savent pas que la majorité des démographes tablent sur un arrêt de la croissance démographique au cours des années 2050. Bref, s’inquiéter de la surpopulation c’est mal connaître les données et avoir mal réfléchi au problème. Il ne faut pas être manichéen a conclu Alain Bedouet. Les adhérents de DR sont à la fête !

Les réponse aux autres questions furent l’occasion d’un festival de contradictions:

La plus flagrante consista pour un des participants à expliquer vers 19 h 40 que la surpopulation n’est pas une menace envers la biodiversité, pour à 19 h 50 donner l’exemple de la Nièvre où la situation s’améliore grâce à une meilleure politique des agriculteurs. « Évidemment - ajouta-t-il - la Nièvre est une région peu peuplée » ...

La plus injuste fut celle qui consista à laisser entendre que la responsabilité des protecteurs de la nature était engagée dans les atteintes à la biodiversité en Afrique: ces derniers furent accusés de vouloir séparer les hommes des animaux, cette erreur étant la cause des problèmes que connaît le continent en matière environnementale. Les choses allaient mieux avant ce type d’intervention selon un des deux invités. C’est évidemment oublier que quand hommes et nature n’étaient pas séparés, dans les années 1950, les africains était à peine plus de 220 millions et qu’entre temps 60 ans se sont écoulés et la population a été multipliée par presque 5 passant à 1 milliard de personnes. On peut coexister jusqu’à une certaine densité, on ne le peut plus au-delà d’un certain seuil, surtout avec les prédateurs. Oublier cette donnée chiffrée pour accuser les organisations de protection de l’environnement, n'est-ce pas là faire preuve de mauvaise foi ?

La plus profonde sans doute consista pour l'un des deux intervenants à attribuer au mode de vie moderne la responsabilité principale dans les atteintes à la biodiversité (et non donc à la surpopulation), pour là encore, quelques instants plus tard, expliquer que l’on pouvait avoir quelque espoir pour la biodiversité en Afrique parce qu’avec le développement économique, le nombre d’enfants allait baisser.
Pourquoi une telle conclusion ? En effet, si la cause secondaire (la surpopulation) s’atténue tandis que la cause principale (la consommation liée au développement économique) se renforce, on est en droit d’attendre une conclusion exactement inverse et donc de prévoir une dégradation de la situation. L’émission ne permet pas que ce genre de contradiction soit relevée.

La plus triste enfin fut peut-être l’histoire d’une variété de grenouille dont le venin avait permis la mise au point d’un médicament contre le cancer. Hélas la grenouille disparut peu de temps après. Contradiction encore car, si l'invité regrette la disparition de l’animal on voit bien qu’il souligne ce que nous risquons de perdre en matière économique en ne sauvegardant pas la biodiversité. Et après les appels du début d’émission où fut évoquée la nécessaire non marchandisation du monde on retombe ici dans la vision utilitariste d’une préservation de la biodiversité. Ce qui aurait été intéressant c’est de sauvegarder cet animal même s’il s’était révélé sans aucun intérêt médical. Cela aurait été en accord avec ce qu'on avait pu comprendre au début.

Les invités étaient-ils dans la contradiction réelle ou dans le déni ? En effet, certains de leur propos et leurs incompatibilités laissent supposer, qu’inconsciemment au moins, ils savent très bien que la question du nombre est déterminante mais qu’ils s’interdisent de le dire.

Il reste triste quand même qu’encore une fois, le message martelé dans les grands médias soit : la question démographique est réglée, elle n’est pas importante dans la problématique de sauvegarde de l’environnement.

L'émission est ici, mais en voici quelques extraits:

Alain Bedouet introduit le sujet
Si l'homme n'est certes pas seul sur Terre, il semble décidément prendre bien de la place au détriment des autres espèces animales ou végétales qui ont atteint un rythme de disparition préoccupant.

Il faut dégager une vision au moins à moyen terme pour enrayer l'érosion de la biodiversité qui est attaquée à la fois par la pollution, la surexploitation des ressources, les changements climatiques et la modification de nos habitats, sans oublier les réactions en chaîne.

Robert Barbault
L'espèce humaine fait partie de la biodiversité, du tissus vivant de la planète, cette espèce a particulièrement réussi, une population qui est montée en nombre, qui est montée en appât du gain et de besoins de nourriture, une espèce qui a besoin de beaucoup d'espace pour faire des routes, pour faire des champs, pour faire des usines et forcément elle prélève de l'espace et des ressources qui manquent à d'autres espèces. Donc, c'est un phénomène écologique normal, c'est la même chose quand le dinosaures se développent, ils ne laissent pas la place aux mammifères, il faut qu'ils disparaissent pour que les mammifères puissent s'épanouir après la crise d'il y a 65 millions d'années.

Hélène (auditrice de Rambouillet)

Je lis dans la presse qu'il ne reste plus que 2.000 tigres et qu'il n'y en aura peut-être plus du tout en 2020.

Robert Barbault

Il est évident que les espèces de grande taille notamment les espèces prédatrices comme les tigres, les lions ou les loups chez nous sont des espèces qui sont en concurrence avec nous particulièrement pour les ressources et donc il leur faut suffisamment d'espace pour qu'elles aient suffisamment de nourriture et donc elles sont en concurrence avec nous qui avons aussi beaucoup besoin d'espace. Donc c'est évident que ces espèces sont en première ligne sur la liste des disparitions.

Jacques Weber
Petit détail terrible, une petite grenouille dendrobate très toxique, très belle, dont on a tiré une substance qui a permis de développer un médicament anticancéreux extrêmement puissant: et oui, mais heureusement [car] 6 mois après l’espèce avait disparu.

Alain Bédouet

On parle d’espèces en général, Didier (auditeur) de Lyon, mais il n’est pas le seul, beaucoup d’appels là-dessus veulent qu’on parle de l’espèce humaine, de la façon dont elle contrôle ou pas ses naissances. Alors j’ai la fiche de Didier en main, je vous la lis: « Bonjour, pensez-vous qu’on puisse sérieusement protéger la diversité si l’on ne s’attaque pas d’abord à l’explosion démographique. Comment faire vivre une faune et en particulier les grands animaux et les prédateurs dans un monde à 7 et bientôt 9 milliards d’humains.», c’est un thème qui revient souvent. On avait, il y a une dizaine de jours, ici même au Téléphone sonne parlé de la faim dans le monde et cette question était déjà venue. La démographie, Jacques Weber?

Jacques Weber
C’est un ressenti qu’on peut comprendre, mais la démographie n’est pas la catastrophe que l’on évoque.

- Premièrement tous les démographes nous disent que la transition démographique est déjà engagée.

- Deuxièmement, le point d’inflexion de cette démographie se situe entre 2040 et 2050 à environ 9 milliards à 9,5 milliards d’habitants.

- Ce n’est pas nécessairement lorsque la densité des populations est la plus faible que le problème est le moins grand et on voit des endroits comme j’en ai vécu comme au nord du Cameroun par exemple où la faune sauvage et les gens cohabitent jusqu’à ce que les bien-pensants viennent s’en mêler et veulent mettre les humains en dehors de la route des éléphants par exemple, alors qu’ils cohabitaient depuis des générations. A ce moment là, lorsque les paysans n’ont que le choix entre tuer les éléphants ou être évacués des zones ancestrales et bien ils choisissent, ils sont bien malheureux de le faire, mais ils choisissent. Donc là encore, il s’agit de la façon dont on gère les interactions entre biodiversité et environnement. Et c’est à un changement de perspective de ce côté-là que tente de contribuer un programme de l’Unesco "l’homme et la biosphère".

Alain Bédouet
Attention aux amalgames, si je comprends bien, attention au manichéisme, les gentils/les méchants, les cow-boys/les indiens.

Robert Barbault
Au-delà du nombre des humains, il y a ce qu’ils font, il y a leurs activités, le poids d’un indien moyen par rapport à un américain, ça n’a rien à voir. Donc avant de, enfin, il ne suffit pas d’insister sur le nombre des humains, c’est plus d’insister sur le mode de vie, leur mode de développement. On a remarqué quand même que les populations se stabilisaient avec une amélioration des conditions de vie, il se faisait une régulation naturelle des naissances. Donc ça veut dire que si on veut stabiliser plus vite la planète du point de vue humain, il faut d’avantage partager les richesses. L’inégalité est un facteur majeur de déstabilisation du monde et pas seulement de la biodiversité.

Jacques Weber
Je disais que plus la biodiversité est riche, plus elle est habitée par des gens pauvres, à l’inverse, l’impact des humains sur la biodiversité croît de façon exponentielle par rapport au revenu. La différence est qu'un pauvre peut peut-être avoir un impact local, mais que n’importe lequel d’entre nous impacte l’ensemble de la biodiversité mondiale en allant chercher son pétrole en Arabie, son raisin au Chili, ses vêtements en Chine…

Robert Barbault
J’ai une maison dans la Nièvre, et je peux garantir que les cultivateurs qui faisaient de l’industriel avant font maintenant du biologique, ont choisi de le faire et ils ont une approche écologique de la gestion du territoire et on trouve encore beaucoup d’arbres dans les haies, alors évidemment la Nièvre est une région relativement peu peuplée, avec euh, donc c’est pas désespéré, on va dans ce sens-là.