Hugues Stoeckel : le siècle des famines - Septembre 2009

Bonjour

Interpellé (en page 2) par le dossier sur Malthus paru avec le numéro de juillet-août 09 du Journal de la Décroissance (JD), j'ai commis une réponse intitulée "Le néo-malthusianisme pour les Nuls", qui m'a été refusé par ce Journal mais que Hervé Kempf a bien voulu publier le 5 août sur son blog. Un échange avec un copain opposé au dénatalisme m'a ensuite fait préciser l'argument principal, avec de nouvelles données factuelles sur la menace des famines globales au 21e siècle. Compte tenu de l'importance vitale du sujet, je me permets de vous reproduire ci-dessous l'essentiel de mon propos. Si l'envie ou le temps vous manque de le lire (ce qui me désolerait, vu le temps que j'y ai moi-même passé), jetez au moins un œil sur les graphiques insérés dans le texte.

H. Stoeckel
Alsace

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Marguerite Yourcenar disait qu'il faut réduire doucement la masse humaine pour que chaque être humain retrouve sa propre dignité. De fait, les arguments en faveur d'une dénatalité mondiale sont légion : qualité de vie, espace, liberté, fin de la crise du logement, place pour la biodiversité, etc. Mais la relative subjectivité de ces arguments ne permet pas d'espérer les faire partager à temps par une majorité de nos contemporains. Or le dossier du JD sur Malthus occulte le seul argument susceptible de faire objectivement consensus, pour peu qu'il soit porté à la connaissance du plus grand nombre : celui des famines globales inscrites dans l'effondrement de l'agriculture mécanisée suite à la raréfaction prochaine du pétrole (l'explosion de son prix, si vous préférez).

Rappelons que s'il est vrai que l'alphabétisation des femmes (et plus largement le développement) réduisent généralement la natalité (pas toujours, cf les pays du Golfe pétrolier), ce constat n'établit sûrement pas que la planète pourra nourrir les 9-10 Mds d'humains attendus sur cette base dans quelques décennies.

Mon pari et souhait est qu'une conscience générale, étayée et bien intériorisée du péril alimentaire ferait beaucoup mieux pour réduire la natalité. Sur l'île de Tikopia, cette conscience s'est intégrée au mode de vie de tous les habitants et leur effectif est stable depuis 3000 ans (Effondrement, Jared Diamond) ! Quelle autre civilisation humaine peut en dire autant ?

Si cette conscience est aujourd'hui marginale au niveau planétaire, c'est dû à la méconnaissance générale des enjeux, au mythe tenace d'un progrès sans fin, au productivisme qui a besoin de fuite en avant dans la consommation pour que sa mécanique fonctionne, à l'obstruction cléricale et aux tabous religieux qui imprègnent y compris les rangs écologistes. Ainsi Vincent Cheynet, dans son papier du dossier sur Malthus, ne nie pas être influencé par des tabous religieux. Il me reproche seulement d'évoquer cette hypothèse sans que lui-même ait jamais fait état de ses croyances dans son journal. Ce qui n'établit évidemment pas leur inexistence.

Le cœur du problème

Tout tient dans cette question : une politique écologiste idéalement "poussée" (une décroissance solidaire) parviendrait certes à réduire notre empreinte carbone, mais suffirait-elle pour empêcher un crash alimentaire global ?

Premier élément de réponse : le marché alimentaire mondial est déjà bien tendu. La possibilité de nourrir demain 9 ou 10 Mds d'humains serait donc plus crédible si l'on savait qu'ils disposeront de plus de terres arables, d'eau, de poissons, de minerais et d'énergie que ceux dont disposent les 6,8 Mds actuels, déjà loin de manger tous à leur faim. Or il se trouve au contraire que toutes ces ressources sont aujourd'hui en fort recul, sans perspective d'inversion de tendance. Il n'existe déjà plus de marges de productivité pour une nouvelle "révolution verte" basée sur la mécanisation et la chimie :

La situation de Afrique sera bientôt dramatique :

Et nos descendants hériteront en prime d'un climat de plus en plus hostile, surtout sous les tropiques :

Moins de ressources pour nourrir davantage de monde : comment ce qui a échoué à 6,8 Mds pourrait-il fonctionner demain à 9-10 Mds ? Bref, comment le milliard actuel d'affamés pourrait-il ne pas grossir encore ?

Mais il y a pire : RIEN (rien de connu à ce jour, en tout cas) ne pourra empêcher le déclin du pétrole de provoquer un lent effondrement de la productivité agricole mécanisée (c'est-à-dire la production par actif agricole), avec à terme une situation intenable. Qui sait aujourd'hui que sans pétrole, la productivité d'un riziculteur camarguais ou américain (500 T/an) serait divisée par 1000 (–> 500 kg/an) ? (Cf : Marc Dufumier). Si elle n'était divisée "que" par 10, la chute de productivité de riz (première céréale consommée au monde) serait compensable par un retour à la terre d'une part raisonnable des citadins. Mais une multiplication par 1000 du nombre de riziculteurs dans les pays riches est un challenge impossible à relever dans un contexte qui verrait évidemment émerger une nécessité similaire pour les autres productions de base.

A ce propos, de quel facteur au juste la fin du pétrole (et donc des machines agricoles) fera-t-elle chuter la productivité de la culture mécanisée de blé ? Et celle de maïs, de pommes de terre, etc ? Je n'ai pas trouvé ces données, mais il existe un indicateur pertinent : depuis 1955, l'avènement du pétrole dans l'agriculture française a permis de multiplier la production cumulée de blé et de maïs par 4,1. Le tout avec 8 fois moins d'agriculteurs et 12% de surface agricole en moins, en bonne partie sacrifiée au béton (tout cela est écrit ici). Voilà qui situe l'envol historique du rendement céréalier à l'hectare autour d'un facteur 4,7 ≈ 4,1÷(1-0,12) et celle de la productivité par actif agricole aux alentours d'un facteur 33 ≈ 8x4,1 !! Bien entendu le gain de rendement à l'ha repose presque exclusivement sur la chimie tirée des hydrocarbures, le bio ne représentant que 2% de la surface agricole en France. Et c'est le cumul de ce gain avec celui – énorme – permis par le machinisme agricole qui explique l'explosion de la productivité par actif.

Un petit aparté s'impose sur le rôle central des énergies fossiles (85% de notre consommation actuelle) qui me fait écrire ci-dessus que sans pétrole, il n'y aura plus de machines agricoles. On imagine souvent que les énergies fossiles seront remplacées peu à peu par les renouvelables. Erreur profonde : les renouvelables sont certes abondantes et durables, mais ne pourront pas se substituer quantitativement au carbone fossile, bien plus facile à mettre en œuvre. Toute exploitation "en live" d'un flux de renouvelable est limitée par la grande dispersion du flux d'énergie sollicité (solaire thermique ou photovoltaïque, force des vagues ou de la marée, géothermie…) et/ou par les gros investissements énergétiques et technologiques nécessaires pour le valoriser (barrage hydroélectrique, tours solaires…). Même la construction des navires à voile (énergie sympathique s'il en est) a jadis largement contribué au déboisements massif des forêts d'Europe. La seule vraie exception est la photosynthèse, qui n'a pas eu besoin de technologie mais "seulement" de quelques millions de siècles pour produire ce formidable concentré d'énergie qu'on appelle les énergies fossiles. Mais en termes de flux instantané, la photosynthèse à finalité énergétique est tout aussi structurellement limitée : par son faible rendement, par la surface nécessaire pour capter les photons (déboiser n'est pas un bonne idée), par le fait qu'une part grandissante de son potentiel devra être réservée à la production de nourriture, enfin par l'exigence d'un climat favorable (qui ne va plus l'être autant). Tous les gros investissements évoqués pour valoriser des renouvelables ont en commun de nécessiter une infrastructure technique pilotée par une technocratie. Or sans ressources fossiles elles se réduiront demain à peu de choses. D'autant que s'imposeront des besoins énergétiques bien plus prioritaires que la recherche-innovation, ou même l'investissement dans des éoliennes. Le chauffage en hiver, par exemple…

Corollaire brut de tout cela : une fois privés de pétrole et en l'absence de substitut en quantités comparables, les 751 000 actifs travaillant actuellement dans l'agriculture française devraient être 33 fois plus nombreux, rien que pour maintenir la production céréalière actuelle sur la base des rendements de 1955. Ce qui nous mènerait à près de 25 M de travailleurs de la terre sur un total de… 28 millions d'actif (dont plus de 3M de chômeurs). Ce serait la fin des villes, et même les flics seraient condamnés à semer, biner et faucher… ;-)

Ce constat calamiteux sera heureusement bien meilleur avec une conversion totale au bio. Le bio peut atteindre 80% du rendement de la chimie dans les pays tempérés. La productivité céréalière à l'ha serait alors 3,8 fois celle de 1955 (80% de 4,7). L'agriculture bio n'utilisant que très peu de produits de synthèse (bouillie bordelaise, etc), la privation de pétrole la pénaliserait très peu sur ce point. Reste la question déterminante du machinisme, qui constitue le gros facteur limitant de la production. Et là il est clair que privé lui aussi d'énergie mécanique fossile, l'agrobio nécessitera une force de travail humain et animal du même ordre que l'agriculture traditionnelle en 1955. Même le biodiesel produit sur l'exploitation à partir de tournesol ou de colza serait peu à peu hypothéqué par la difficulté croissante de fabriquer et d'entretenir les machines elles-même, dans un contexte où les minerais eux aussi seront inéluctablement de plus en plus plus rares, chers et de qualité décroissante.

Retenons donc qu'à terme, dans cette hypothèse d'optimisation des rendements par le passage au "tout bio", le facteur 33 ci-dessus serait ramené à 33÷3,8 ≈ 8,7. En clair : sans machines, l'agrobio nécessiterait quand même 9 fois plus d'actifs agricoles qu'aujourd'hui, soit (même en proportion de la population) davantage qu'après guerre.

Il existe une autre marge d'optimisation (et pas des moindres) qui est la réduction de la part carnée de la nourriture occidentale. 78% de la surface agricole du monde sert aujourd'hui à nourrir les animaux d'élevage. En supprimant totalement l'élevage, le potentiel nourricier de l'agriculture pourrait donc être multiplié en théorie par un facteur proche de 4. Mais cela supposerait que nous devenions tous végétaliens. Qui est d'accord ? ;-)

Plus sérieusement, il existe des surfaces productives (steppe, pampa, alpages…) qui ne se prêtent guère qu'à l'élevage. De plus, le bio a besoin d'importantes séquences enherbées dans ses rotations de culture, ainsi que de fumier animal. Voilà qui permettra de conserver la production de laitages et d'œufs, ainsi qu'une surface conséquente en herbe et cultures fourragères, avec en prime la consommation de la viande des poules pondeuses, des vaches et des brebis laitières en fin de vie. Rappelons aussi l'impérieux besoin d'animaux de trait, consommables en fin de vie, mais dont l'alimentation nécessitera de l'ordre de 15% des assolements. Ajoutons enfin que dans les faits, l'appétence humaine pour la viande sera difficile à brider jusqu'à son strict minimum, surtout dans nos pays habitués à des excès carnés. Il sera donc probablement difficile d'amener le facteur 4 susdit au-dela de 2. Ce n'est déjà pas mal, mais loin de résoudre notre problème !

Car d'autres réalités viendront largement tempérer cet accès d'optimisme ;-) :

Demain (faut-il le répéter ?) la population humaine à nourrir, et donc la production agricole, sont censés augmenter de 50%.

La surface agricole sacrifiée au béton depuis 1955 (souvent les meilleures terres péri-urbaines) est irrécupérable.

les terres agricoles "chimiques" ont perdu une partie de leur humus et jusqu'à 90% de leur biomasse vivante (Cf : Claude Bourguignon). Elles ne font plus illusion que grâce aux engrais solubles et aux pesticides.

les anciennes machines agricoles à traction animale (faucheuses, charrues…) ont quasiment disparu et leur fabrication nécessitera du temps, de l'énergie et des minerais dans un contexte où les trois feront défaut.

la traction animale elle-même ne sera opérationnelle que des décennies plus tard, tant le cheptel d'animaux de trait de 1955, devenu aujourd'hui symbolique, sera long à reconstituer (les chevaux ne sont pas des lapins !). Je ne parle même pas des savoir-faire perdus.

Les habitudes et aspirations de vie des Français (beaucoup plus citadins qu'en 1955) rendent illusoire un retour massif au travail manuel de la terre, même avec un Pol Pot ad hoc aux manettes :-((. Demandez-vous seulement où logeraient tous ces néo-campagnards…

Le ravitaillement des grandes villes sera hypothéqué par une zone d'achalandage de plus en plus réduite au fur et à mesure que la déplétion pétrolière contraindra la production à se "relocaliser".

Je n'évoque pas la concurrence des agro-carburants à filière industrielle, sans doute assez vite condamnés par leur bilan énergétique proche de zéro. Et puis, comment imaginer qu'un monde affamé accepte de brûler de la nourriture ou même de sacrifier des terres fertiles à la culture (au culte) de l'éthanol ?

Au total, le problème étant similaire dans tous les pays "développés" (≈ pétro-dépendants), l'humanité sera incapable d'empêcher la disparition progressive de l'agriculture mécanisée de la planète, aujourd'hui principale pourvoyeuse alimentaire du monde (cf : les "greniers à blé" canadien et américain).

Une baisse rapide des besoins alimentaires (donc de la démographie) est en revanche susceptible d'atténuer le problème, et en tout cas de réduire le nombre de victimes de la méga-crise à venir. Or la dénatalité – seul type de recul démographique éthiquement acceptable – ne produit son effet qu'après plusieurs décennies. N'en déplaise à Vincent Cheynet, c'est donc dès aujourd'hui qu'il faut la poser comme objectif public majeur, inscrit dans le paysage mental commun, et indépendamment des politiques éducatives et féministes qui ont leur utilité propre. Signalons à ce propos qu'il y a un siècle existait un féminisme qui intégrait la revendication de la "grève des ventres". C'était alors une valeur progressiste, pacifiste et libératrice de la condition des femmes, qui était déjà décriée – avec curieusement moins de succès qu'aujourd'hui – par tous les productivistes et cléricaux du pays.

La plupart des natalistes le sont par pur conformisme à la doxa ambiante, en totale ignorance de l'enjeu alimentaire ici évoqué, et sont donc susceptibles de changer d'avis si on les éclaire. Certains se dédouanent volontiers de la peine d'examiner ce risque en taxant les alarmistes de malthusiens, de misanthropes, de "deep écologistes" (très commode, ça !) ou d'aigris qui haïssent les enfants. D'autres encore nient ce risque par simple foi en la capacité "innée" de l'humanité à résoudre tous ses problèmes à mesure qu'ils se posent. Il en est enfin qui, tout en comprenant bien ce risque, font le pari fou que l'Homme découvrira très bientôt une nouvelle source d'énergie aussi abondante, accessible, commode d'emploi et polyvalente que l'était le pétrole, et qui, en attendant, veulent bien que le principe de précaution s'applique à tout, sauf à la démographie. Et vous, dans quelle catégorie êtes-vous ? ;-)

Natalisme contre survie

Une bonne partie des écologistes (les cornucopiens) prône la sortie de l'impasse alimentaire par l'humanisme, le féminisme et une politique écologiste poussée, en récusant toute incitation au contrôle des naissances. Enfonçons donc le clou.

L'étude des dynamiques de populations montre qu'une population animale se stabilise à la longue pour s'adapter à son biotope, dès lors que ce biotope offre des ressources à peu près constantes à l'échelle de temps considérée. Ainsi, dans un lac, aux ressources par définition finies, les rétroactions prédateurs-proies aboutissent à un équilibre piscicole dont le niveau est déterminé par un certain nombre de constantes sur la dite période : flux solaire capté par ce lac, fertilité du sol, climat, qualité de l'eau…

Imaginons à présent que pendant des années un scientifique vienne déverser dans ce lac des granulés nutritifs pour poissons, en quantités qui croissent progressivement jusqu'à un niveau 6 fois supérieur à la quantité de nourriture que ces poissons pouvaient trouver dans le lac, laquelle se trouve ainsi multipliée par 7. La population de prédateurs-proies va évidemment croître pour se stabiliser à un niveau beaucoup plus élevé (7 fois ?), comme dans une pisciculture. Si c'est un lac fermé, il est même possible que l'excès de nutriments et de déjections provoque son eutrophisation.

Et puis imaginons qu'arrivé à ce stade, le scientifique susdit décide de réduire ses apports de granulés jusqu'à les supprimer en 2-3 ans. Que se passera-t-il ? Eh oui, la population de poissons s'effondrera pour retourner à son état antérieur. Non sans convulsions, d'ailleurs : au début la mortalité des proies affamées sera très forte, ce qui conduira les prédateurs (à la fête, mais trop nombreux) à ramener l'effectif des proies survivantes bien en deçà de leur état antérieur, avant de s'effondrer à leur tour en se bouffant entre eux.

Vous l'aurez deviné : dans cette métaphore la nourriture "naturelle" du lac correspond à ce que nous appelons les renouvelables, et les "granulés" aux ressources d'énergie fossile disponibles temporairement en quantité 6 fois supérieure. Si l'on aime finasser, les prédateurs du lac correspondent à la minorité d'humains nantis qui vit aux crochets des autres, et l'eutrophisation à la pollution globale de notre biosphère permise par cet excès de ressources. Mais la morale première de cette fable écologique est le rappel de la force du lien population-ressources : manger, c'est absorber de l'énergie exogène, et l'effectif humain qui, rappelons-le, a été multiplié par 7 en deux siècles, comme l'usage des énergies fossiles, ne pourra pas rester stable quand ses ressources énergétiques seront divisées par 7 !

Même avec une empreinte carbone réduite à celle de Cro-Magnon, les besoins alimentaires vitaux par humain ne décroîtront pas. Or aujourd'hui ils pourraient probablement être satisfaits (je parle en ordre de grandeur) si les repus du Nord mangeaient moins de viande pour libérer les surfaces productives capables de nourrir les affamés du Sud. Demain, la conjonction de l'effondrement agricole post-pétrolier (qui est inéluctable) et d'une augmentation de 50% de notre nombre (qui n'est pas inéluctable) provoquerait des famines planétaires susceptibles de causer (directement ou par violence induite) des morts par milliards. En d'autres termes, que ça nous plaise ou non, il n'y aura jamais 9 Mds d'humains sur Terre ! Yves Cochet arrive à la même conclusion page 220 de son dernier livre (un bijou !). "J'écris une dernière phrase d'une main tremblante : le déclin démographique proche sera catastrophique au-delà de ce que nous pouvons imaginer. Dire que la population du monde va perdre 3 milliards d'habitants en 30 ans n'est pas un froid constat de prévisionniste statisticien. La perspective est humainement insupportable. Hélas, elle est devant nous". Et Yves n'est bien entendu pas seul à penser cela : prenez donc le temps de lire ce texte de Dale Allen Pfeiffer, intitulé "Nous mangeons du pétrole". Vous serez bien en peine de réfuter les chiffres de son implacable démonstration.

Il faut bien comprendre que l'amplitude de l'effondrement post-pétrolier de la production agricole mécanisée ne dépend que du flux de ressources renouvelables technologiquement exploitable dans l'ère post-fossile. Humanisme, féminisme et politique écologiste, aussi poussés soient-ils, seront donc par nature strictement sans effet sur cette amplitude. Ils peuvent certes retarder cet effondrement en instaurant un droit de préemption absolu de l'activité agricole sur le reliquat d'or noir et sur la main-d'oeuvre. Ce qui suppose (outre un assouplissement du concept d'humanisme) un niveau inédit de rationalisation collective de l'alimentation (bio, frugale, végétale, saisonnière, relocalisée) et de partage planétaire des ressources. Lequel suppose à son tour la survivance des démocraties et la requalification généralisée de la production agricole en service public excluant toute spéculation. Le tout, bien sûr, en évitant les guerres, dont l'inhumanité n'aura échappé à personne. Vaste et salutaire programme, qui mériterait d'être largement explicité et défendu par tous les partis, car seul susceptible de rendre l'espoir en conjurant la perspective du chaos portée par le "chacun pour soi contre tous".

Réalisons cependant que bien avant la fin de ce siècle, le pétrole, le gaz et le charbon résiduels finiront quand même par devenir inaccessibles (hors de prix), même si le climat nous autorise encore à les transformer en CO2 (ce qui est fort douteux). En d'autres termes, le scénario optimiste ci-dessus ne fait qu'étaler le même effondrement agricole (donc démographique) sur quelques décennies de plus. De fait, le niveau final auquel la population humaine s'ajustera durablement à la fécondité post-pétrolière de la Terre n'est pas négociable. Selon plusieurs auteurs, il pourrait être de l'ordre de 1 à 2 Mds (cf aussi : "Nous mangeons du pétrole", entre autres). Ce scénario peut même inclure la survivance d'une vie civilisée si tout se déroule pour le mieux (sans tueries majeures). Mais pour avoir le choix du mode d'ajustement de la population, il faut se décider maintenant. Soit nous anticipons une réduction rapide du nombre de bouches à nourrir, et nous aurons un reflux démographique à la fois plus limité (car entamé à 6,8 Mds) et étalé sur une durée plus longue (car commençant plus tôt). Soit nous persistons à vouloir en passer par ce fameux pic de 9 Mds, et nous remettons à un avenir relativement proche une abominable "régulation naturelle".

J'attends toujours une réfutation sérieuse de cette analyse, certes quelque peu en décalage avec les préoccupations dominantes de cette fin 2009. À ceux que sa "noirceur" suffirait à fermer comme une huître, je rappelle que ce qui importera demain n'est pas la couleur de l'analyse, mais son exactitude. Je me doute que certain(e)s discuteront tel ou tel détail, mais seul importe un éventuel démontage argumenté des ordres de grandeur (qui d'ailleurs me comblerait d'aise !). En revanche épargnez-nous svp les contre-exemples "roses" style Kérala, tirés d'un présent encore très riche en pétrole qui ne prouvent strictement rien pour le futur. La prospective n'est pas l'art de transposer le présent dans l'avenir (ce que font tous les productivistes), mais l'art de décrypter les effets à venir des évolutions en cours et de celles qu'on sait inéluctables, dont l'épuisement des ressources fossiles et le réchauffement climatique sont de loin les moins anodines.

H. Stoeckel

Signalons que le nouveau titre de cet article (Le siècle des famines) reprend celui de sa version remaniée parue postérieurement dans la revue Droit de l'environnement:

http://archives.envirolex.fr/tribune/-le-siecle-des-famines/0/59566