La longue marche du planning familial en Ouganda
Article de Gaëlle Dupont paru le 10 juillet 2012 sur le journal Le Monde
Il n'a que quelques heures et pas encore de nom. Le bébé de Pleda Ayebare est si petit qu'on le distingue à peine sous les draps à côté de sa mère. Il est midi, à la maternité du centre de santé du bourg de Kanungu, en Ouganda. Douze femmes se remettent de leur accouchement, allongées sur des lits d'hôpital protégés par des moustiquaires. A 28 ans, Mme Ayebare vient de donner naissance à son quatrième enfant. Dans la norme en Ouganda, le pays détenant le troisième taux de fécondité le plus élevé au monde, avec 6,2 enfants par femme.
Au centre de santé provisoire de Kanungu, à 400 kilomètres à l'ouest de Kampala
20 juin 2012 | Tadej Znidarcic/UNFPA
La jeune femme aurait bien aimé s'arrêter à trois. "A quoi bon faire des enfants si on n'a pas de quoi les envoyer à l'école ?", interroge-t-elle. Elle avait accès à la contraception. Le gouvernement, soutenu financièrement par l'Agence américaine pour le développement international (USAID) et le Fonds des Nations unies pour la population (UNFPA), fait depuis peu son possible pour la rendre plus disponible.
Mais son mari, planteur de thé comme beaucoup dans la région, n'était pas d'accord. Mme Ayebare s'est fait faire trois injections de contraceptifs - efficaces chacune trois mois - en cachette. Jusqu'à ce que son époux tombe sur une carte délivrée par le centre de planning familial. Ainsi est arrivé leur petit dernier. Cette fois, le père semble vouloir s'arrêter là. "Des amis qui n'ont pas eu beaucoup d'enfants l'ont convaincu, raconte Mme Ayebare. La contraception est de plus en plus populaire ici.
"D'autres femmes en visite au centre de santé de Kanungu, chef-lieu du district du même nom, en témoignent. Judith Twijukye a 18 ans. Elle attend son premier bébé d'un jour à l'autre. La jeune fille et son mari sont d'accord pour en avoir trois en tout. "Nous n'avons pas assez de terre pour plus", explique-t-elle.
Beatrice Niwabine, 19 ans, est également déterminée à avoir recours au planning familial. Elle regrette de n'en avoir jamais entendu parler avant d'avoir son premier enfant, à 16 ans. "Quand je me suis mariée j'avais hâte d'avoir un bébé, raconte-t-elle. Mais j'étais trop jeune. Ma croissance était encore en cours, l'accouchement a été difficile, j'ai arrêté d'étudier. Je ne conseillerai pas aux autres de faire comme moi." Un quart des adolescentes ougandaises de 15 à 19 ans ont un enfant.
"CHAMPIONS DE LA SANTÉ REPRODUCTIVE"
La région de Kanungu, à 400 kilomètres de la capitale Kampala, soit dix heures de route pendant la saison des pluies, est parmi les plus reculées du pays. Pourtant, environ 40 % des femmes du district utilisent des contraceptifs, contre 30 % au niveau national. Le taux de fécondité est légèrement plus bas que la moyenne, à 5,9 enfants par femme. Car du fait de cet éloignement, beaucoup d'efforts y sont faits.
En dix ans, le nombre de centres de santé (pour la plupart rudimentaires) a été multiplié par quatre, passant à 48 pour 248 000 habitants. Depuis deux ans, une dizaine de campements provisoires sont mis en place pendant une semaine tous les trois mois. La population peut venir y chercher des contraceptifs.
"Beaucoup de gens ne peuvent pas venir jusqu'aux centres de santé, les camps permettent de toucher davantage de monde", explique Augustine Kalajja, le directeur du centre de Kanungu. Les trajets restent longs : certains parcourent plus de 20 kilomètres à pied pour les rejoindre. De ce fait les dispositifs de longue durée, comme les injections ou les implants, sont privilégiés.
Encore plus près du terrain, des "équipes de santé de village", composées de deux personnes, conseillent la population. Le district compte même quatre "champions de la santé reproductive" volontaires, chargés de promouvoir les bienfaits du planning familial, par exemple sur les ondes lors d'émissions spéciales.
"Nous devons réduire notre taux de fécondité, martèle Herbert Banobi, l'un de ces champions. La raison est simple : les ressources diminuent, les besoins s'accroissent." Alors que l'Ouganda est classé parmi les 48 pays les moins avancés, sa population pourrait passer de 32 millions d'habitants aujourd'hui à 91 millions en 2050. La moitié de la population a moins de 15 ans.
A Kanungu, cette jeunesse saute particulièrement aux yeux le matin. Des nuées d'enfants en uniformes colorés courent rejoindre des classes bondées, pieds nus sur les pistes de latérite. "Une telle croissance représente un fardeau important alors que notre budget est déjà limité", explique Walter Iriama, chef de l'administration du district. Les écoles, les structures de soins, la couverture en eau potable ne peuvent suivre.
38 ENFANTS POUR CINQ FEMMES
Mais le planning familial se heurte toujours à "beaucoup de préjugés", relève M. Banobi. Cinq femmes, âgées de 42 à 50 ans, font la queue au campement provisoire de Kayonza, à une heure de route de Kanungu. Elles ne sont pas venues chercher des contraceptifs, mais faire un scanner. Perclues de douleurs, elles ont mis au monde 38 enfants à elles cinq.
Aucune n'a eu recours à la contraception. Parce que, dans ce monde rural, avoir une descendance nombreuse reste perçu comme un gage de prospérité et un signe de puissance. "Un homme se sent plus grand quand il a une grande famille", explique Ruth Rwomushana, 45 ans.
Le taux élevé de mortalité infantile joue aussi un rôle. Ruth a eu 13 enfants, mais seuls 6 sont vivants. "A cause de la malnutrition, nous ne savons pas combien survivront, explique Molly Kenyangi, sa voisine. Nous sommes en compétition avec la mort." Les cinq femmes pensent aussi que les contraceptifs peuventrendre malade, stérile, voire diminuer les performances sexuelles. M. Banobi évoque enfin la "résistance silencieuse" des Eglises catholique et protestante, majoritaires dans la population.
Cette ambivalence se retrouve dans les discours politiques. "Les technocrates sont persuadés que le planning familial est une nécessité pour le développement du pays, mais les politiciens ne le sont pas forcément, analyse Jackson Chekweko, directeur de l'ONG Reproductive Health Ouganda. Certaines figures de premier plan continuent à déclarer qu'il faut faire beaucoup d'enfants pour être puissant.
"Le budget alloué au planning familial reste très insuffisant. Environ 40 % des Ougandaises souhaitant avoir recours à la contraception n'y ont pas accès. Les besoins de financements, pour le seul achat de contraceptifs, atteignent presque 18 millions d'euros par an, alors que le budget actuel est moitié moins élevé.
Le gouvernement en finance moins de 5 %. "Le sujet n'est pas prioritaire au niveau national, estime le directeur du centre de Kanungu, M. Kalajja. Il passe derrière l'éducation et surtout les infrastructures, qui sont jugées capitales pour le développement économique."
Complément
Les prévisions démographiques de l'ONU pour l'Ouganda sont les suivantes : plus de 90 millions de personnes en 2050 et même 170 millions à la fin du siècle. A densité de population égale, cela correspondrait à une France de 390 millions d'âmes en 2100. Qui peut raisonnablement penser que notre pays pourrait y faire face ? A fortiori, comment l'Ouganda y arrivera-t-il ?...