Éditorial

Sujet tabou

LE MONDE | 14.11.09 |

Certains événements symboliques résonnent comme des rappels à la réalité. En franchissant ces jours-ci le cap du milliard d'habitants, l'Afrique affiche le rôle trop souvent oublié qu'elle joue dans la marche de l'humanité. Désormais, une naissance sur quatre a lieu sur le continent noir ; un être humain sur sept est africain. Cette proportion, qui n'était que d'un sur dix en 1950, devrait même s'élever à un sur cinq à l'horizon de 2050. Les Africains seront alors 2 milliards.
Alors que le modèle de la famille à deux ou trois enfants s'impose dans le reste de l'humanité, le foyer africain à cinq enfants reste la norme moyenne. Un tel dynamisme démographique pourrait favoriser un développement accéléré du continent. Il est au contraire synonyme de pauvreté, de vie écourtée (53 ans en moyenne) et de risque majeur pour les femmes (une sur vingt-deux meurt en couche au sud du Sahara). Certes, les tendances longues contredisent le cliché d'un continent inerte, définitivement enfoncé dans ses traditions, qui font d'une famille nombreuse la seule assurance possible pour les vieux jours. Sans parler du Maghreb, où les deux enfants sont déjà la norme, la fécondité baisse lentement mais sûrement en Afrique subsaharienne.
Mais, à la veille de l'ouverture d'un "sommet" de l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) consacré à la sécurité alimentaire, lundi 16 novembre à Rome, il est difficile de ne pas voir dans la démographie l'un des facteurs aggravants de la malnutrition. D'autant que, parallélisme des chiffres, ce sont aussi 1 milliard d'hommes (dont 265 millions sont africains) qui, selon la FAO, souffrent de la faim.
Si la baisse de la natalité n'est sûrement pas une condition suffisante du développement, elle apparaît, partout dans le monde, comme une tendance concomitante au décollage économique. Cette vérité d'évidence est loin d'être partagée par les décideurs africains, qui regardent pourtant avec envie l'évolution de la Chine. La procréation et la famille demeurent des sujets tabous dans les sociétés africaines, qu'aucun responsable politique soucieux de popularité n'a intérêt à aborder.
Les bailleurs de fonds occidentaux, eux, plutôt que d'agiter l'épouvantail de l'explosion démographique africaine, vecteur d'émigration et de terrorisme, se montreraient plus convaincants dans leurs défense du contrôle des naissances s'ils rompaient avec leurs égoïsmes et leurs subventions agricoles, pour aider massivement les paysans africains à nourrir tous les enfants du continent.

L'Afrique a franchi le cap du milliard d'habitants

LE MONDE | 14.11.09 |

Ce n'est qu'un symbole, mais il est de taille. Le continent africain aura franchi le seuil du milliard d'habitants au cours de l'année 2009. Ce passage, discrètement relevé dans un récent bulletin du Population Reference Bureau, une organisation indépendante basée à Washington, marque le spectaculaire envol démographique d'un continent resté longtemps sous-peuplé, saigné par la traite négrière (11 millions d'hommes en trois siècles) et les épidémies.
Il intervient à un moment où inquiétudes et fantasmes se concentrent plus que jamais sur l'Afrique. Vu de la partie développée et vieillissante du monde, le continent noir peut être perçu comme celui de tous les dangers - pauvreté, faim, émigration, terrorisme, conflits armés - qu'une démographie incontrôlée peut exacerber.
Le choc des chiffres, il est vrai, est rude. Alors qu'en 1950 l'Afrique (225 millions d'habitants) n'accueillait qu'un humain sur dix, le continent abrite aujourd'hui un homme sur sept. Et cette proportion devrait atteindre un sur cinq à l'horizon 2050, lorsque la population africaine aura doublé pour atteindre 2 milliards.
Aujourd'hui, déjà, un enfant sur quatre naît en Afrique, continent qui cumule les records démographiques : la plus forte fécondité (4,6 enfants par femme contre 2,5 de moyenne mondiale) et celui de la jeunesse (43 % des Africains subsahariens ont moins de 15 ans). Le troisième pays de la planète par sa natalité est le Nigeria, pays où naissent, chaque année, plus de bébés (6 millions) que dans l'ensemble de l'Union européenne (5 millions). Quant à l'Ouganda, c'est le pays le plus jeune du monde : 56 % de sa population a moins de 18 ans.
Ces marques de dynamisme se doublent d'indicateurs nettement moins enthousiasmants : la durée moyenne de la vie d'un Africain ne dépasse guère 53 ans en moyenne, soit quinze ans de moins que la moyenne planétaire ; la mortalité infantile y est vingt fois plus élevée qu'en Europe de l'Ouest, et la contraception 2,4 fois moins pratiquée qu'en Europe ou en Asie.
"C'est le moment de l'Afrique", estime néanmoins Gilles Pison, directeur de recherches à l'Institut national d'études démographiques (INED). "On a l'impression que rien ne change, que les Africains ont toujours beaucoup d'enfants. C'est à la fois vrai et faux", nuance le démographe, en soulignant la baisse continue de la natalité sur le continent. A un tableau immuable et catastrophique, il préfère la description d'une réalité contrastée, variant entre les États et entre zones rurales et urbaines.
Déjà, en dehors même du Maghreb, en pleine transition démographique (2,3 enfants par femme en Algérie et au Maroc, 1,9 en Tunisie), certaines zones du continent sont marquées par une nette baisse de la fécondité : 5 enfants par femme au Kenya contre 8 voilà trente ans ; 4,5 au Sénégal contre 7 il y a vingt-cinq ans. Même l'espérance de vie a fait de - lents - progrès, en dépit du sida : seize années ont été gagnées depuis 1950, grâce notamment aux campagnes de vaccination.
"La voie qu'empruntera l'Afrique subsaharienne vers la baisse de la fécondité sera probablement différente des autres régions du monde, indique M. Pison. Croire que des obstacles culturels y font irrémédiablement barrage n'est pas forcément juste. Ceux qui expliquaient voici quelques années que les machos sud-américains auraient toujours besoin de faire beaucoup d'enfants pour montrer leur virilité se sont trompés. On sous-estime la capacité de changement des sociétés."

SCOLARISATION

Tout porte à croire que la baisse de la fécondité continuera d'être plus lente en Afrique qu'ailleurs. La polygamie, clé de voûte de la structure familiale, favorise la multiplication des naissances. Mais cette inertie n'est pas à mettre au seul débit des populations. L'un des principaux vecteurs de ce changement est la scolarisation, singulièrement celle des filles, qui retarde les grossesses et facilite l'accès à la contraception. Or, pour l'heure, seuls 30 % des jeunes Africains fréquentent un établissement d'enseignement secondaire, soit la moitié de la moyenne mondiale.
"La contraception peut se diffuser à vive allure dans des campagnes africaines peu favorisées socio-économiquement", écrit Emmanuelle Guyavarch, de l'INED, qui, avec Gilles Pison, suit trois villages sénégalais sur une longue durée. Les freins et les échecs, estime-t-elle, "ne tiennent pas tant à une méconnaissance de la contraception (...) ou à un refus qu'à la difficulté d'y accéder."
Enquête à l'appui, les démographes montrent comment, dans un dispensaire rural, le seul remplacement d'un infirmier actif et convaincu par un autre, plus réticent, peut faire dégringoler la pratique de la contraception. Pointant les effets de "services souvent mal organisés et peu efficaces", ils concluent : "Les femmes et les hommes d'Afrique sont, plus qu'on ne l'imagine, prêts au changement."
Si plusieurs pays - Afrique du Sud, Namibie, Kenya, Zimbabwe - mènent une véritable politique de planning familial, la contraception reste souvent perçue en Afrique comme le produit d'une intervention étrangère. "Certains responsables entonnent un discours politiquement correct, favorable à la limitation des naissances, quand ils s'adressent aux bailleurs de fonds internationaux, constate un observateur africain averti. Mais entre Africains, ils n'en pensent pas un mot." Les influences religieuses encouragent aussi ce double langage, qui revient à présenter la contraception comme une arme des pays riches offensant les traditions locales.
Philippe Bernard