Débat du journal Le Monde: « Afrique, le temps du rebond ? »

Étaient présents « 4 afro-réalistes vigilants » (dixit Philippe Bernard, journaliste au Monde et animateur du débat) : Moussa Konaté, écrivain malien ; Erik Orsenna, écrivain et académicien ; Jean-Michel Severino, directeur de l’Agence française de développement (AFD) et Ibrahima Thioub, historien sénégalais.

Contre toute attente, l’essentiel du débat a porté sur la question de l’explosion démographique.

Dès l’introduction, Philippe Bernard rappelle les enjeux clés du continent en mettant l’accent sur « l’explosion démographique extraordinaire » que connaît le continent. Sa première question porte sur l’importance de la date du 50ème anniversaire des indépendances.

Selon Jean-Michel Severino (1), en réalité le basculement a eu lieu il y a 10 ans avec le démarrage de la croissance économique et l’intensification du rythme de la croissance démographique et de la densification du territoire.
Les termes qu’il emploie sont sans équivoque « processus accéléré de peuplement », phénomène « fulgurant », « taux de natalité sans équivalent », etc.
Les comparaisons aussi : nous allons vers une situation comparable à la « campagne rwandaise actuelle ».
Le ton utilisé est cependant très optimiste : cette explosion démographique est un atout pour le continent. La raison mise en avant par Jean-Michel Severino est la suivante : le nombre d’habitants augmente certes, mais le taux de natalité baisse. Le rapport entre les actifs et les inactifs s’améliore. Une autre marge d’optimisme : les vastes espaces encore cultivables.

Ibrahima Thioub met quant à lui l’accent sur la situation dramatique dans les hôpitaux et les prisons, tandis qu’Erik Orsenna est plus particulièrement interrogé sur la question des matières premières.
Il constate que les pays ayant le plus de matières premières ne sont pas ceux qui se portent le mieux. Par exemple en Afrique du Nord, ce sont les tunisiens qui s’en tirent le mieux alors qu’ils ont le moins de matières premières. Le problème avec celles-ci est que l’on a un phénomène de concentration des richesses, qui s’en trouvent ainsi facilement contrôlables.

Erik Orsenna aborde également la question de la démocratie regrettant qu’on se soit satisfait assez vite d’une vitrine de démocratie et il ajoute que si la démocratie est bien sûr importante, il faudrait également mettre en place un véritable droit des affaires pour permettre des investissements privés. Il termine son intervention en tirant la sonnette d’alarme sur le fait que l’Afrique va bientôt être déficitaire en terres arables, rappelant au passage qu’en France c’est l’équivalent d’un département agricole qui disparaît tous les 10 ans.

C’est ce moment que choisit Philippe Bernard pour rebondir sur l’optimisme de Jean-Michel Severino en matière de démographie. Certes, il est possible de voir cette explosion démographique comme un atout mais n’est-ce pas aussi un problème, quand on sait que les terres arables vont manquer ? Le sujet est-il si tabou que personne n’ose simplement en parler ?

Jean-Michel Severino : Tout le monde n’est pas timide sur le sujet. Les États-Unis en ont fait l’axe essentiel de leur coopération avec l’Afrique, au travers de l’USAID, avec notamment les programmes de santé maternelle.

Cette explosion démographique a des aspects positifs mais comporte également en effet des risques parmi lesquels, la pénurie des ressources naturelles (eau, sol) qui pose la question des modes d’exploitation non soutenables. Autre conséquence : les mouvements migratoires seront très importants. Le Niger par exemple devrait atteindre les 40 millions d’habitants. Mais ceux-ci ne pourront pas rester au Niger : une partie ira vers l’Afrique du Nord et l’essentiel vers l’Afrique du Sud, au rythme de 10% par an.

Philippe Bernard reprend alors la parole : Quel est le pays qui, sans même parler d’agir, débat vraiment de ce problème-là ?

Jean-Michel Severino : Aucun pays africain n’a de politique nataliste, le problème n’est pas abordé au niveau régional et pourtant c’est là que se poseront les problèmes d’immigrations. Si la France avait connu cette même augmentation de la population sur une durée similaire (2), qui sait si nous aurions une démocratie à l’heure actuelle ou si nous ne connaîtrions pas plutôt une guerre civile.
Donc les problèmes rencontrés par l’Afrique en matière de démocratie ne sont pas étonnants. La compétition pour l’accès au sol est énorme.

Philippe Bernard : Moussa Konate, cette explosion démographique, est-ce que c’est un fantasme de blanc ? Qu’en pensez-vous, vous qui avez analysé les structures familiales ?
Moussa Konaté : Je ne partage pas du tout cette préoccupation, je me pose plutôt la question de savoir, au vu du visage triste et angoissé des français, quel modèle de développement serait bon pour l’Afrique. Chez nous les personnes âgées ne sont pas vues comme un fardeau, il y a de la solidarité familiale.

Philippe Bernard : Mais il me semblait que dans votre livre, vous portiez un regard critique sur ces solidarités familiales africaines qui peuvent être des prisons annihilant toutes libertés et initiatives individuelles ?

Moussa Konaté : Le problème de l’Afrique n’est pas dû exclusivement au poids de l’histoire coloniale. Les africains ont leur part de responsabilité. Ils se sont recroquevillés sur leur culture pour ne pas que les colons imposent complètement la leur. Et maintenant l’Afrique ne veut plus changer et cette solidarité familiale a tendance à devenir un poids, une entrave au travail individuel. Par exemple, en Afrique, il est très mal perçu de s’isoler pour travailler quand on est écrivain ou chercheur. Le métier d’écrivain est d’ailleurs un métier importé. Si on s’isole, on peut être traité de « blanc » et ce n’est pas un compliment !

Philippe Bernard : Mais quels seraient les leaders de cette évolution des mentalités ?

Moussa Konaté : Je voudrais revenir sur ce que je disais pour préciser que là où il y a de la liberté individuelle, les africains excellent. Mais sinon l’intelligence est bridée, on considère que le savoir doit venir avec l’âge et pas avant. Pourtant les Africains ne veulent pas évoluer sur ces questions, ils ne veulent pas perdre leurs valeurs.

Interrogé sur le poids de l’Histoire, Ibrahima Thioub note que du néolithique on a gardé quelque chose et on en a perdu une autre. Les femmes sont toujours considérées comme un moyen de transport avec ce qu’elles sont capables de porter sur la tête mais on a oublié que l’agriculture servait à la base à nourrir l’Homme. Selon lui une des causes essentielles des maux frappant l’Afrique est le rapport entre les élites africaines et les grands groupes industriels extérieurs.


C'est ensuite au tour du public, composé d’une centaine de personnes, de poser des questions.

Une première personne interpelle les intervenants sur les causes des problèmes touchant l’Afrique. Elle termine son intervention en s’exclamant qu’en matière de démographie, les choses se feront toutes seules, que les africains ne sont pas bêtes, qu’ils feront moins d’enfants si ils s’aperçoivent que ce n’est pas viable.

Une deuxième personne soulève que l’Afrique n’est pas tant en retard que ça en matière de développement car contrairement à la France, elle a déjà mis une femme (3) à la tête d’un pays .

Moussa Konaté : Le fait qu’une femme soit présidente ne signifie pas que la femme soit l’égale de l’homme. On est encore bien loin du compte. Tant que les hommes auront la possibilité d’épouser plusieurs femmes, il n’y aura pas de développement possible.

Ibrahima Thioub: Mes meilleurs étudiants sont des filles mais à un moment donné elles sont retirées de l’école par leur famille car elles doivent se marier et fonder une famille.

Une troisième personne commence par féliciter les intervenants pour avoir autant abordé la question de l’explosion démographique, si taboue dans nos sociétés. Elle s’adresse ensuite à Jean-Michel Severino : vous dites que ce sujet n’est pas complètement tabou, que le gouvernement américain par exemple agit concrètement. Mais qui d’autres ? Qui pourrait agir dans ce domaine ? Que pourrait faire la France ? L'UNFPA a évalué la prévalence contraceptive à 10% et la demande non-satisfaite en contraception à 20%. Sans parler d’imposer quoique ce soit aux Africains, les possibilités d’agir, rien que par le biais de ces demandes non-satisfaites, sont énormes. L’ONG Amnesty International intervient beaucoup sur ces questions. L’association Démographie Responsable va lancer une pétition pour la gratuité des moyens de contraception. Que peut-on faire ou qui peut agir pour éviter de passer par ce pic de 2 milliards qui va être catastrophique, surtout quand on voit la situation de crise alimentaire actuelle ?

Jean-Michel Severino : Je ne conseillerai jamais à la France de prendre position directement sur le sujet. En tant qu’ancien pays colonisateur, ce serait très mal vu. Par contre ça fait partie des intérêts de la France de se préoccuper du phénomène de l'explosion démographique, de l’étudier et de l’élever au rang de débat et j’encourage les initiatives des ONG et des associations.
La démographie relève de la souveraineté absolue des pays africains, de la plus profonde intimité des gens.

Le débat s’est terminé notamment sur les regrets d’Erik Orsenna que la question de la sécurité alimentaire n’ait pas été plus abordée et sur le problème des frontières africaines actuelles héritées de la colonisation. Le temps a manqué pour approfondir ce dernier point, soulevé par Ibrahima Thioub.
Au final, un débat très riche grâce non seulement à des invités et un animateur passionnés mais aussi à un public très participatif, désireux de témoigner de son expérience ou de faire part de son indignation.
Heureusement qu'il fallait rendre les clés de la salle à 22h, sinon nous y serions encore !
Alice Garnier
Cette adresse email est protégée contre les robots des spammeurs, vous devez activer Javascript pour la voir.
(1) Cet article a pour objet de retranscrire "globalement" les idées exposées par les intervenants (d'où la faible utilisation des guillemets). Il ne s'agit pas ici de retranscrire mot à mot ce qui a été dit.
(2) En 1950 le Niger comptait 2,5 millions d'habitants; les prévisions pour 2050 sont de 58,2 millions (multiplication prévue par 23 en un siècle !). Une croissance analogue sur la même période aurait amené un pays comme la France à une population de près d'un milliard d'habitants...

(3) Ellen Johnson Sirleaf, présidente du Libéria.